Depuis la rentrée, je
vois régulièrement passer dans mon fil d’actualité Facebook une publication
sponsorisée – je n’ai pas pensé à faire une capture, je la ferai si l’occasion
se présente – m’invitant à télécharger gratuitement un manuel d’histoire
« nouveau programme » pour le Cycle 4 – c’est comme ça qu’on appelle
la 5e, la 4e et la 3e dans le collège
d’aujourd’hui – édité par une Fondation
Aristote, proche de Civitas et de la Manif pour tous, et dirigé par le
tristement célèbre Dimitri
Casali, qui avait déjà commis l’édition augmentée et mise à jour du
manuel d’histoire d’Ernest Lavisse, pierre angulaire du roman national de
la IIIe République. Alors que les manifestations contre la réforme du collège
avaient été marquées par la présence de militants de la droite catholique,
nationaliste et réactionnaire, qui distribuaient en marge des cortèges des
tracts fustigeant l’enseignement de la « théorie
du genre » ou réclamant le retour à un enseignement de l’histoire mis
prioritairement au service de l’identité nationale, l’irruption de cette
mouvance dans le « nouveau collège » peut étonner. Elle n’a en fait
rien d’étonnant : quel meilleur moyen d’instiller dans les esprits une
version biaisée et politisée de l’histoire que de mettre à disposition
gratuitement un manuel complet au moment où les professeurs des collèges sont
en demande de ressources permettant de créer des cours adaptés aux nouveaux
programmes ? J’ai donc téléchargé ledit manuel (je peux le mettre à
disposition de ceux qui ne souhaitent pas laisser leur mail à la Fondation
Aristote), et je vais tenter d’en livrer une rapide analyse critique.
Avant d’entrer dans le
vif du sujet, une précision : je n’enseigne pas et je n’ai jamais enseigné
en collège. Je n’entrerai donc pas dans le détail des contenus pédagogiques et
des exercices, et je ne suis pas en mesure de dire si le programme est respecté
– je suppose que oui, ils sont trop malins pour faire le contraire –, même si
certaines choses me mettent un peu la puce à l’oreille. Si vous voulez réagir
et/ou apporter des précisions, n’hésitez pas.
Episode 1 : le programme s’annonce gratiné…
Bon, disons ce qui est, la couverture annonce la
couleur : le programme du Cycle 4, ce sera donc Louis XIV en 5e,
Napoléon en 4e, et quand même la Liberté pour finir – on suppose que
cela illustre la partie du programme de 3e sur la République, on
verra que l’ouvrage n’en est pas à un anachronisme près dans le choix des
documents. Soit environ 67% d’autoritarisme pour 33% de liberté – en voila une
vision de notre histoire nationale qu’elle est belle ! – et un retour en
force des « grands personnages » qui fondent le roman national(iste).
On note d’ailleurs que les
contempteurs de programmes qui « oublient l’histoire nationale »
n’auront eu aucun problème à y retrouver lesdits « grands hommes de
l’Histoire de Fraaaaance ».
La préface (p. 4-5) est signée Jean-Pierre Chevènement. En
soit, c’est déjà tout un programme : le JP, il a bien vieilli, et ça fait
un moment qu’il ne fait plus grand-chose d’autre que radoter sur des sujets
comme l’identité nationale et la laïcité. Ce n’est pas étonnant qu’à un moment,
il se retrouve à cautionner ce genre de bêtises, mais ça l’est quand même un
peu plus qu’il fricote avec des copains de Civitas, lui qui aime à se présenter
comme un laïcard pur jus. Le contenu de la préface dresse un programme qui a de
quoi faire frissonner. L’objectif annoncé : permettre au peuple
d’« exercer sa souveraineté » (l. 1) et développer une
« conscience civique […], en s’appuyant sur la chronologie et
quelques grands personnages propres à frapper l’imagination des élèves »
(l. 6-9). Exit, donc, le souci de transmettre une vision la plus objective
possible de l’histoire, de développer l’esprit critique, d’éveiller les
consciences.
Pour servir ce développement de la « conscience
civique », les moyens proposés sont les suivants : glorifier
l’histoire nationale et minimiser les critiques qui pourraient être faites.
Ainsi, pour l’ancien ministre de l’Education, « la France [n’]occupe
[pas], au podium des horreurs du colonialisme, la première place, [et] le livre
de Dimitri Casali rappelle utilement l’œuvre de Savorgnan de Brazza au
Congo » (l. 25-27). Quelle revanche pour ceux qui, en 2005, voulaient
faire inscrire au programme l’enseignement des « aspects positifs de la
présence française outre-mer » ! De même « la France n’a pas
commis de génocide », et doit donc « rompre avec les surenchères
d’humiliations, de violences, de ressentiments et de haines qui menacent
aujourd’hui l’Humanité » (l. 28-32) en refusant l’idée d’une
« repentance ». Reconnaitre la participation de l’Etat Français à la
déportation, et donc indirectement au génocide des juifs de France ou les
horreurs de la colonisation serait donc, si l’on lit entre les lignes,
humiliant et porteur de violence. Quand à s’en excuser… On préférera montrer
que Charlemagne échangeait « des cadeaux avec Haroun al-Rachid
(l. 51), le calife de Bagdad », preuve que la France a toujours fait
preuve d’une ouverture exemplaire envers les peuples extra-européens.
Enfin, bien sûr, l’enseignement devra être « centré […]
sur l’Histoire de la France » plutôt que de s’ouvrir au monde :
« Il faut d’abord se connaître soi-même avant de prendre la distance qui
permet de s’ouvrir aux autres » (l. 56-58).
Ce que propose le manuel et dont se félicite Jean-Pierre
Chevènement, c’est donc le retour à ce passé fantasmé où l’enseignement de
l’histoire aurait été au service de la création d’une identité nationale
uniforme et partagée, où de « nos ancêtres les Gaulois » à De Gaulle,
l’enseignement d’une histoire avant tout française et débarrassée des points
d’ombre susceptibles d’instiller dans les esprits le venin du doute et de la
division aurait permis de faire apparaitre « quelle somme d’efforts, de
combats, de souffrances ont été nécessaires pour « faire France » » (l.
65-66). Pourquoi se fatiguer à convaincre les élèves que la citoyenneté a un
sens quand on peut se contenter de leur « raconter des histoires »
(l. 10) pour les persuader de la nécessité du nationalisme ?
Penchons-nous donc sur quelques chapitres du manuel à
proprement parler…
Episode 2 : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France ». Le sacre de Reims comme acte fondateur de la République.
Bon, le titre est moqueur, mais c’est un peu ma revanche sur
une réforme des collèges qui, en faisant de la 6e l’année terminale
du Cycle 3, nous prive dans ce manuel d’un chapitre que j’imaginais savoureux
sur « nos ancêtres les Gaulois ».
Mais qu’on se console : la double page (p. 14-15) qui
ouvre l’année de 5e est savoureuse. Je vous laisse en juger :
Casali et Cie ont choisi de placer en exergue une citation de Marc Bloch,
« Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire
de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux
qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Le manuel
commence donc sous d’étranges auspices, puisque ce qui est affirmé ici, c’est
ni plus ni moins que la compréhension qu’auront les élèves du cours se manifestera
non pas par l’acquisition de méthodes et de connaissances précises, mais par
l’émotion qu’ils seront capables de ressentir. Si sélection il doit y avoir,
elle ne départagera pas bons élèves et mauvais élèves – c’est déjà très
contestable –, mais bons et mauvais patriotes, Charlie – Martel, VII, X ou
De Gaulle ? – et Pas-Charlie. Et pour illustrer ce beau programme et
l’année de 5e, une reproduction en pleine page du Baptême de Clovis à Reims à Noël 496 de
François-Louis Dejuinne, peint en… 1837 ! Voila un choix de document
historique qui interpelle : pourquoi illustrer le Haut Moyen-âge avec un
document plus récent de treize siècles, sinon parce que l’objectif est
d’enseigner non une histoire objective, mais le roman national construit au cours
du XIXe siècle ?
Episode 3 : Anachronisme et statut des sources
L’utilisation de documents anachroniques est en fait un
défaut récurrent du manuel de la Fondation Aristote. Ainsi, sur les 22
documents historiques proposés dans le premier chapitre (« L’Europe
carolingienne », p. 18-31), seuls 6 sont contemporains de la période
étudiée, les autres s’étalant du XIIIe au XIXe siècle : l’épée de
Charlemagne, une photographie du dôme de la chapelle palatine, deux
reproductions de manuscrits servant à illustrer l’apparition de la minuscule
caroline, une pièce de monnaie, et la célèbre statuette équestre de
Charlemagne, tout de même datée de plusieurs décennies après sa mort. Plus
grave, plusieurs miniatures datant visiblement du Moyen-âge central ou tardif
ne sont pas datées, et les « moments fondateurs » qui participent à la
création du roman national – sacres de Pépin le Bref et Charlemagne, victoire
de Charles Martel contre les Arabes – sont systématiquement illustrés par des
peintures du XIXe siècle. En outre, on note qu’à l’exception d’un vers de la Chanson de Roland, pas un seul document
textuel n’est proposé à l’étude. En revanche, lorsque les documents anciens ne
sont pas disponibles – ou incompatibles avec la ligne éditoriale ? –, le
manuel fait appel, comme à la grande époque de l’école « de Jules
Ferry », à des illustrations contemporaines et non signées. On trouve même
un « trombinoscope » – c’est ainsi qu’il est désigné, p. 32 – des
monarques de la période…
On retrouve bien là le projet dont se félicitait Jean-Pierre
Chevènement dans la préface. Tandis que le cours déroule sur la page de gauche
un récit qui, pour essayer de se donner l’apparence de la distance critique,
n’en passe pas moins par tous les clichés – victoire de Charles Martel sur les
Arabes, fin de la dynastie Mérovingienne, sacres de Pépin et Charlemagne,
renouveau des écoles et mort de Roland à Roncevaux – fondateurs du roman
national version IIIe République, la page de droite l’illustre d’images
anachroniques mais à même de marquer les esprits, de susciter l’émotion, et
dont l’étude critique, si par miracle elle était menée, nous en apprendrait
beaucoup moins sur le VIIIe siècle que sur l’utilisation de l’image mythique de
la période carolingienne par la monarchie française, l’Empire et la papauté aux XIIIe et XIVe
siècle, puis dans la France du XIXe siècle. En revanche, il est évident que si
l’on ne prend pas les précautions nécessaires – ce que le manuel ne fait pas,
bien entendu : nul avertissement sur l’anachronisme de documents présents
uniquement pour illustrer – en présentant les documents, le simple faits qu’ils
aient l’air ancien incitera l’élève de 5e à postuler leur
authenticité et leur fiabilité.
Episode 4 : « La Pucelle d’Orléans sauve le royaume »
On pensait avoir touché le fond en termes d’éthique, mais
c’était bien mal connaître Dimitri et ses amis. Si dans la plupart des
chapitres, le cours reste dans les clous, malgré une tendance au roman
national, tentant au minimum de maintenir un semblant de laïcité et de
neutralité dans le traitement des sujets, il arrive que les auteurs se lâchent
– je sais, ce n’est pas très élégant, mais je ne vois pas comment le dire
autrement.
Le summum est atteint p. 110-111, avec une double page
« Zoom sur l’histoire » intitulée « 1429 : La Pucelle
d’Orléans sauve le royaume ». L’occasion de célébrer un des piliers du
roman national dans sa version xénophobe et réactionnaire : Jeanne d’Arc,
si chère au maréchal Pétain et à la famille Le Pen. L’étude se compose de deux
parties : des encadrés de cours contenant une présentation absolument
biaisée de l’histoire, et l’étude d’un document « historique », un
tableau peint en 1907, dont le traitement laisse penser qu’il s’agit d’une
source historique objective et neutre.
Ainsi, le texte d’accompagnement est d’un manque de
neutralité criant. Après avoir célébré le sacre de Charles VII dans la
« glorieuse basilique des rois de France » qui lui permet de tenir
son pouvoir « directement de Dieu » – sans qu’à aucun moment cela ne
soit présenté comme une croyance à prendre avec précaution –, l’auteur fustige
le « procès truqué » – peut-il en être autrement dans un tribunal
religieux ? – qui condamne Jeanne au bûcher. Plus loin, on peut qu’après
son supplice « plus personne ne peut douter de sa sainteté » – est-ce
tout de même permis aux élèves qui commettraient le crime de ne pas embrasser
la foi chrétienne dans une école laïque ? – et que « Jeanne invente
le patriotisme », sans que le moindre argument vienne appuyer cette
affirmation. En parallèle, des gros plan sur un tableau du XXe siècle sont
utilisés pour illustrer l’armement et les stratégies militaires du XVe siècle,
et ce malgré le manque de cohérence historique du type de canon et d’armures
représentés.
Episode 5 : The very best of Histoire RéactionnaireTM
On pourrait continuer longtemps la liste des affirmations
péremptoires et des discours idéologiques assénés comme des vérités à des
élèves dont l’esprit critique n’est pas encore suffisamment développé pour
éviter de tomber dans le piège. Le cours sur Louis XIV s’intitule ainsi
« le plus grand des rois de France » (p. 140), tandis qu’aux pages 208-209,
on trouve une étude sur « L’extermination en Vendée ». Les auteurs y décrivent
une République génocidaire décidant de « déporter les femmes, les
enfants et les vieillards » et d’« exterminer » ceux qui restent
sur place, tandis que la page de droite présente les chefs vendéens comme des
héros et critique la « propagande révolutionnaire » qui déforme la
réalité pour dissimuler des massacres. On retrouve là le discours sur un « génocide
vendéen », péché originel d’une République qui ne se serait installé qu’au
prix de la féroce répression d’un peuple majoritairement attaché à Dieu et au
Roi, grand classique de l’histoire révisionniste d’extrême-droite que j’avais
déjà abordé dans mon
article sur François Huguenin et le torchon qu’il avait publié chez Perrin
sous le titre Histoire intellectuelle des
Droites.
Comment passer sous silence, ensuite, la double-page
(230-231) intitulée « Comment la France envisage-t-elle sa « mission
civilisatrice » dans les colonies ? » ? Faisant suite à un cours qui,
après avoir brièvement évoqué l’inégalité de statut politique et juridique dans
les colonies, présente une colonisation très idéalisée – « La France a
apporté une part de son mode de vie dans les colonies : à la suite des écoles
catholiques implantées par des missionnaires, de très nombreuses écoles laïques
ont été ouvertes, la France a développé des hôpitaux et des centres de
recherche comme les Instituts Pasteur, ainsi que des infrastructures comme des
ports, des routes, des chemins de fer, des ponts, qui ont permis de désenclaver
des populations jusque-là très isolées » (p. 24) –, l’étude enfonce le
clou. Quatre documents présentent dans une joyeuse unanimité l’œuvre de la France
à travers la médecine, la construction d’infrastructures, l’armée coloniale –
forcément émancipatrice pour les tirailleurs – et l’école de la République. Tout
juste est-il fait mention en fin de texte, comme un léger bémol n’enlevant rien
aux aspects positifs, la mort de milliers d’indigènes lors des grands travaux d’aménagement.
Enfin, cherry on the
f*cking fascist cake, la politique de Pétain est présentée comme une
volonté sincère d’épargner la France (p. 300), dans un face à face « page
de gauche, page de droite » avec De Gaulle qui s’inscrit de manière
évidente, sinon explicite, dans la lignée de la thèse « de l’épée et du
bouclier » chère à l’extrême-droite pétainiste d’après-guerre, tandis que
vient s’ajouter l’excuse de l’âge supposé disculper Pétain, déjà
entendue dans la bouche de Casali lors d’interviews ces dernières années.
Ah oui, et ai-je mentionné que le passage sur les évolutions
de la société française dans les années 1970 (p. 342) liait progrès des droits
des femmes – divorce, contraception et avortement - et « affaiblissement du tissu social » ?
Bref, n’en jetez plus, la coupe est tellement pleine que c’est la pièce qui
déborde...
Epilogue : Un hold-up sur l’histoire
Ce manuel, dirigé par le sinistre Casali, est donc bien une
véritable tentative de hold-up sur l’enseignement de l’histoire. Profitant du
manque de ressources pour faire face à la récente réforme, la Fondation
Aristote tente d’influencer l’enseignement de l’histoire dans les collèges et
de la détourner de ses objectifs premiers – l’éducation à la citoyenneté, à l’esprit
critique, à la libre-pensée et au vivre-ensemble – pour en faire l’instrument d’un
discours réactionnaire qui s’accroche désespérément à une vision de l’histoire
et de l’identité nationale déjà morte et enterrée depuis des années dans une
société en évolution permanente. Ce hold-up, il est de notre devoir à nous,
historiens, professeurs, citoyens, de ne pas le laisser avoir lieu. A l’heure
où la réaction menace de toute part et où prospèrent rumeurs haineuses et
théories du complot, il est indispensable d’agir, et de faire notre devoir de
la lutte permanente et acharnée contre l’obscurantisme et la réaction. Cette
bataille, c’est avant tout par la transmission du savoir et l’éducation à l’esprit
critique que nous la gagnerons, en maintenant élevé notre niveau d’exigence, en
enseignant une méthode scientifique et rigoureuse d’analyse des documents, en
luttant contre les inégalités d’accès au savoir et à l’information. Bref, en
faisant notre métier.
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