mardi 4 octobre 2016

Quand les historiens nationalistes infiltrent le collège : à propos du manuel gratuit de la Fondation Aristote.


Depuis la rentrée, je vois régulièrement passer dans mon fil d’actualité Facebook une publication sponsorisée – je n’ai pas pensé à faire une capture, je la ferai si l’occasion se présente – m’invitant à télécharger gratuitement un manuel d’histoire « nouveau programme » pour le Cycle 4 – c’est comme ça qu’on appelle la 5e, la 4e et la 3e dans le collège d’aujourd’hui – édité par une Fondation Aristote, proche de Civitas et de la Manif pour tous, et dirigé par le tristement célèbre Dimitri Casali, qui avait déjà commis l’édition augmentée et mise à jour du manuel d’histoire d’Ernest Lavisse, pierre angulaire du roman national de la IIIe République. Alors que les manifestations contre la réforme du collège avaient été marquées par la présence de militants de la droite catholique, nationaliste et réactionnaire, qui distribuaient en marge des cortèges des tracts fustigeant l’enseignement de la « théorie du genre » ou réclamant le retour à un enseignement de l’histoire mis prioritairement au service de l’identité nationale, l’irruption de cette mouvance dans le « nouveau collège » peut étonner. Elle n’a en fait rien d’étonnant : quel meilleur moyen d’instiller dans les esprits une version biaisée et politisée de l’histoire que de mettre à disposition gratuitement un manuel complet au moment où les professeurs des collèges sont en demande de ressources permettant de créer des cours adaptés aux nouveaux programmes ? J’ai donc téléchargé ledit manuel (je peux le mettre à disposition de ceux qui ne souhaitent pas laisser leur mail à la Fondation Aristote), et je vais tenter d’en livrer une rapide analyse critique.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une précision : je n’enseigne pas et je n’ai jamais enseigné en collège. Je n’entrerai donc pas dans le détail des contenus pédagogiques et des exercices, et je ne suis pas en mesure de dire si le programme est respecté – je suppose que oui, ils sont trop malins pour faire le contraire –, même si certaines choses me mettent un peu la puce à l’oreille. Si vous voulez réagir et/ou apporter des précisions, n’hésitez pas.

Episode 1 : le programme s’annonce gratiné…



Bon, disons ce qui est, la couverture annonce la couleur : le programme du Cycle 4, ce sera donc Louis XIV en 5e, Napoléon en 4e, et quand même la Liberté pour finir – on suppose que cela illustre la partie du programme de 3e sur la République, on verra que l’ouvrage n’en est pas à un anachronisme près dans le choix des documents. Soit environ 67% d’autoritarisme pour 33% de liberté – en voila une vision de notre histoire nationale qu’elle est belle ! – et un retour en force des « grands personnages » qui fondent le roman national(iste). On note d’ailleurs que les contempteurs de programmes qui « oublient l’histoire nationale » n’auront eu aucun problème à y retrouver lesdits « grands hommes de l’Histoire de Fraaaaance ».

La préface (p. 4-5) est signée Jean-Pierre Chevènement. En soit, c’est déjà tout un programme : le JP, il a bien vieilli, et ça fait un moment qu’il ne fait plus grand-chose d’autre que radoter sur des sujets comme l’identité nationale et la laïcité. Ce n’est pas étonnant qu’à un moment, il se retrouve à cautionner ce genre de bêtises, mais ça l’est quand même un peu plus qu’il fricote avec des copains de Civitas, lui qui aime à se présenter comme un laïcard pur jus. Le contenu de la préface dresse un programme qui a de quoi faire frissonner. L’objectif annoncé : permettre au peuple d’« exercer sa souveraineté » (l. 1) et développer une « conscience civique […], en s’appuyant sur la chronologie et quelques grands personnages propres à frapper l’imagination des élèves » (l. 6-9). Exit, donc, le souci de transmettre une vision la plus objective possible de l’histoire, de développer l’esprit critique, d’éveiller les consciences.

Pour servir ce développement de la « conscience civique », les moyens proposés sont les suivants : glorifier l’histoire nationale et minimiser les critiques qui pourraient être faites. Ainsi, pour l’ancien ministre de l’Education, « la France [n’]occupe [pas], au podium des horreurs du colonialisme, la première place, [et] le livre de Dimitri Casali rappelle utilement l’œuvre de Savorgnan de Brazza au Congo » (l. 25-27). Quelle revanche pour ceux qui, en 2005, voulaient faire inscrire au programme l’enseignement des « aspects positifs de la présence française outre-mer » ! De même « la France n’a pas commis de génocide », et doit donc « rompre avec les surenchères d’humiliations, de violences, de ressentiments et de haines qui menacent aujourd’hui l’Humanité » (l. 28-32) en refusant l’idée d’une « repentance ». Reconnaitre la participation de l’Etat Français à la déportation, et donc indirectement au génocide des juifs de France ou les horreurs de la colonisation serait donc, si l’on lit entre les lignes, humiliant et porteur de violence. Quand à s’en excuser… On préférera montrer que Charlemagne échangeait « des cadeaux avec Haroun al-Rachid (l. 51), le calife de Bagdad », preuve que la France a toujours fait preuve d’une ouverture exemplaire envers les peuples extra-européens.

Enfin, bien sûr, l’enseignement devra être « centré […] sur l’Histoire de la France » plutôt que de s’ouvrir au monde : « Il faut d’abord se connaître soi-même avant de prendre la distance qui permet de s’ouvrir aux autres » (l. 56-58).

Ce que propose le manuel et dont se félicite Jean-Pierre Chevènement, c’est donc le retour à ce passé fantasmé où l’enseignement de l’histoire aurait été au service de la création d’une identité nationale uniforme et partagée, où de « nos ancêtres les Gaulois » à De Gaulle, l’enseignement d’une histoire avant tout française et débarrassée des points d’ombre susceptibles d’instiller dans les esprits le venin du doute et de la division aurait permis de faire apparaitre « quelle somme d’efforts, de combats, de souffrances ont été nécessaires pour « faire France » » (l. 65-66). Pourquoi se fatiguer à convaincre les élèves que la citoyenneté a un sens quand on peut se contenter de leur « raconter des histoires » (l. 10) pour les persuader de la nécessité du nationalisme ?

Penchons-nous donc sur quelques chapitres du manuel à proprement parler…

Episode 2 : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France ». Le sacre de Reims comme acte fondateur de la République.


Bon, le titre est moqueur, mais c’est un peu ma revanche sur une réforme des collèges qui, en faisant de la 6e l’année terminale du Cycle 3, nous prive dans ce manuel d’un chapitre que j’imaginais savoureux sur « nos ancêtres les Gaulois ».

Mais qu’on se console : la double page (p. 14-15) qui ouvre l’année de 5e est savoureuse. Je vous laisse en juger : Casali et Cie ont choisi de placer en exergue une citation de Marc Bloch, « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Le manuel commence donc sous d’étranges auspices, puisque ce qui est affirmé ici, c’est ni plus ni moins que la compréhension qu’auront les élèves du cours se manifestera non pas par l’acquisition de méthodes et de connaissances précises, mais par l’émotion qu’ils seront capables de ressentir. Si sélection il doit y avoir, elle ne départagera pas bons élèves et mauvais élèves – c’est déjà très contestable –, mais bons et mauvais patriotes, Charlie – Martel, VII, X ou De Gaulle ? – et Pas-Charlie. Et pour illustrer ce beau programme et l’année de 5e, une reproduction en pleine page du Baptême de Clovis à Reims à Noël 496 de François-Louis Dejuinne, peint en… 1837 ! Voila un choix de document historique qui interpelle : pourquoi illustrer le Haut Moyen-âge avec un document plus récent de treize siècles, sinon parce que l’objectif est d’enseigner non une histoire objective, mais le roman national construit au cours du XIXe siècle ?

Episode 3 : Anachronisme et statut des sources


L’utilisation de documents anachroniques est en fait un défaut récurrent du manuel de la Fondation Aristote. Ainsi, sur les 22 documents historiques proposés dans le premier chapitre (« L’Europe carolingienne », p. 18-31), seuls 6 sont contemporains de la période étudiée, les autres s’étalant du XIIIe au XIXe siècle : l’épée de Charlemagne, une photographie du dôme de la chapelle palatine, deux reproductions de manuscrits servant à illustrer l’apparition de la minuscule caroline, une pièce de monnaie, et la célèbre statuette équestre de Charlemagne, tout de même datée de plusieurs décennies après sa mort. Plus grave, plusieurs miniatures datant visiblement du Moyen-âge central ou tardif ne sont pas datées, et les « moments fondateurs » qui participent à la création du roman national – sacres de Pépin le Bref et Charlemagne, victoire de Charles Martel contre les Arabes – sont systématiquement illustrés par des peintures du XIXe siècle. En outre, on note qu’à l’exception d’un vers de la Chanson de Roland, pas un seul document textuel n’est proposé à l’étude. En revanche, lorsque les documents anciens ne sont pas disponibles – ou incompatibles avec la ligne éditoriale ? –, le manuel fait appel, comme à la grande époque de l’école « de Jules Ferry », à des illustrations contemporaines et non signées. On trouve même un « trombinoscope » – c’est ainsi qu’il est désigné, p. 32 – des monarques de la période…

On retrouve bien là le projet dont se félicitait Jean-Pierre Chevènement dans la préface. Tandis que le cours déroule sur la page de gauche un récit qui, pour essayer de se donner l’apparence de la distance critique, n’en passe pas moins par tous les clichés – victoire de Charles Martel sur les Arabes, fin de la dynastie Mérovingienne, sacres de Pépin et Charlemagne, renouveau des écoles et mort de Roland à Roncevaux – fondateurs du roman national version IIIe République, la page de droite l’illustre d’images anachroniques mais à même de marquer les esprits, de susciter l’émotion, et dont l’étude critique, si par miracle elle était menée, nous en apprendrait beaucoup moins sur le VIIIe siècle que sur l’utilisation de l’image mythique de la période carolingienne par la monarchie française,  l’Empire et la papauté aux XIIIe et XIVe siècle, puis dans la France du XIXe siècle. En revanche, il est évident que si l’on ne prend pas les précautions nécessaires – ce que le manuel ne fait pas, bien entendu : nul avertissement sur l’anachronisme de documents présents uniquement pour illustrer – en présentant les documents, le simple faits qu’ils aient l’air ancien incitera l’élève de 5e à postuler leur authenticité et leur fiabilité.

Episode 4 : « La Pucelle d’Orléans sauve le royaume »


On pensait avoir touché le fond en termes d’éthique, mais c’était bien mal connaître Dimitri et ses amis. Si dans la plupart des chapitres, le cours reste dans les clous, malgré une tendance au roman national, tentant au minimum de maintenir un semblant de laïcité et de neutralité dans le traitement des sujets, il arrive que les auteurs se lâchent – je sais, ce n’est pas très élégant, mais je ne vois pas comment le dire autrement.

Le summum est atteint p. 110-111, avec une double page « Zoom sur l’histoire » intitulée « 1429 : La Pucelle d’Orléans sauve le royaume ». L’occasion de célébrer un des piliers du roman national dans sa version xénophobe et réactionnaire : Jeanne d’Arc, si chère au maréchal Pétain et à la famille Le Pen. L’étude se compose de deux parties : des encadrés de cours contenant une présentation absolument biaisée de l’histoire, et l’étude d’un document « historique », un tableau peint en 1907, dont le traitement laisse penser qu’il s’agit d’une source historique objective et neutre.


Ainsi, le texte d’accompagnement est d’un manque de neutralité criant. Après avoir célébré le sacre de Charles VII dans la « glorieuse basilique des rois de France » qui lui permet de tenir son pouvoir « directement de Dieu » – sans qu’à aucun moment cela ne soit présenté comme une croyance à prendre avec précaution –, l’auteur fustige le « procès truqué » – peut-il en être autrement dans un tribunal religieux ? – qui condamne Jeanne au bûcher. Plus loin, on peut qu’après son supplice « plus personne ne peut douter de sa sainteté » – est-ce tout de même permis aux élèves qui commettraient le crime de ne pas embrasser la foi chrétienne dans une école laïque ? – et que « Jeanne invente le patriotisme », sans que le moindre argument vienne appuyer cette affirmation. En parallèle, des gros plan sur un tableau du XXe siècle sont utilisés pour illustrer l’armement et les stratégies militaires du XVe siècle, et ce malgré le manque de cohérence historique du type de canon et d’armures représentés.

Episode 5 : The very best of  Histoire RéactionnaireTM


On pourrait continuer longtemps la liste des affirmations péremptoires et des discours idéologiques assénés comme des vérités à des élèves dont l’esprit critique n’est pas encore suffisamment développé pour éviter de tomber dans le piège. Le cours sur Louis XIV s’intitule ainsi « le plus grand des rois de France » (p. 140), tandis qu’aux pages 208-209, on trouve une étude sur « L’extermination en Vendée ». Les auteurs y décrivent une République génocidaire décidant de « déporter les femmes, les enfants et les vieillards » et d’« exterminer » ceux qui restent sur place, tandis que la page de droite présente les chefs vendéens comme des héros et critique la « propagande révolutionnaire » qui déforme la réalité pour dissimuler des massacres. On retrouve là le discours sur un « génocide vendéen », péché originel d’une République qui ne se serait installé qu’au prix de la féroce répression d’un peuple majoritairement attaché à Dieu et au Roi, grand classique de l’histoire révisionniste d’extrême-droite que j’avais déjà abordé dans mon article sur François Huguenin et le torchon qu’il avait publié chez Perrin sous le titre Histoire intellectuelle des Droites.

Comment passer sous silence, ensuite, la double-page (230-231) intitulée « Comment la France envisage-t-elle sa « mission civilisatrice » dans les colonies ? » ? Faisant suite à un cours qui, après avoir brièvement évoqué l’inégalité de statut politique et juridique dans les colonies, présente une colonisation très idéalisée – « La France a apporté une part de son mode de vie dans les colonies : à la suite des écoles catholiques implantées par des missionnaires, de très nombreuses écoles laïques ont été ouvertes, la France a développé des hôpitaux et des centres de recherche comme les Instituts Pasteur, ainsi que des infrastructures comme des ports, des routes, des chemins de fer, des ponts, qui ont permis de désenclaver des populations jusque-là très isolées » (p. 24) –, l’étude enfonce le clou. Quatre documents présentent dans une joyeuse unanimité l’œuvre de la France à travers la médecine, la construction d’infrastructures, l’armée coloniale – forcément émancipatrice pour les tirailleurs – et l’école de la République. Tout juste est-il fait mention en fin de texte, comme un léger bémol n’enlevant rien aux aspects positifs, la mort de milliers d’indigènes lors des grands travaux d’aménagement.

Enfin, cherry on the f*cking fascist cake, la politique de Pétain est présentée comme une volonté sincère d’épargner la France (p. 300), dans un face à face « page de gauche, page de droite » avec De Gaulle qui s’inscrit de manière évidente, sinon explicite, dans la lignée de la thèse « de l’épée et du bouclier » chère à l’extrême-droite pétainiste d’après-guerre, tandis que vient s’ajouter l’excuse de l’âge supposé disculper Pétain, déjà entendue dans la bouche de Casali lors d’interviews ces dernières années.

Ah oui, et ai-je mentionné que le passage sur les évolutions de la société française dans les années 1970 (p. 342) liait progrès des droits des femmes – divorce, contraception et avortement -  et « affaiblissement du tissu social » ? Bref, n’en jetez plus, la coupe est tellement pleine que c’est la pièce qui déborde...

Epilogue : Un hold-up sur l’histoire


Ce manuel, dirigé par le sinistre Casali, est donc bien une véritable tentative de hold-up sur l’enseignement de l’histoire. Profitant du manque de ressources pour faire face à la récente réforme, la Fondation Aristote tente d’influencer l’enseignement de l’histoire dans les collèges et de la détourner de ses objectifs premiers – l’éducation à la citoyenneté, à l’esprit critique, à la libre-pensée et au vivre-ensemble – pour en faire l’instrument d’un discours réactionnaire qui s’accroche désespérément à une vision de l’histoire et de l’identité nationale déjà morte et enterrée depuis des années dans une société en évolution permanente. Ce hold-up, il est de notre devoir à nous, historiens, professeurs, citoyens, de ne pas le laisser avoir lieu. A l’heure où la réaction menace de toute part et où prospèrent rumeurs haineuses et théories du complot, il est indispensable d’agir, et de faire notre devoir de la lutte permanente et acharnée contre l’obscurantisme et la réaction. Cette bataille, c’est avant tout par la transmission du savoir et l’éducation à l’esprit critique que nous la gagnerons, en maintenant élevé notre niveau d’exigence, en enseignant une méthode scientifique et rigoureuse d’analyse des documents, en luttant contre les inégalités d’accès au savoir et à l’information. Bref, en faisant notre métier.

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