jeudi 3 février 2011

Le temps du bilan... intermédiaire (Version longue)

Avertissement : Ce texte étant beaucoup plus long que prévu dans le cadre du séminaire "Histoire à l'ère du numérique", j'en ai rédigé une version plus courte, que je peux mettre en ligne sur le blog commun si nécessaire.

Au terme de ces quelques mois de travail, vient le temps du bilan. Un bilan qui ne peut être que partiel, tant la période sur laquelle il porte est courte. Ma réflexion sur l’histoire numérique, qui a été pour moi, même si le terme est peut-être un peu trop fort, une révélation, n’en est qu’à ses balbutiements.
Je voudrais donc, dans ces quelques lignes, revenir sur ma découverte de la digital history et tenter de dégager quelques grands traits qui m’ont marqué. Traduction de l’état actuel de ma réflexion et des premières conclusions que j’en tire, ce court bilan ne vise pas plus l’exhaustivité dans son contenu que l’académisme dans sa forme. J’ai pour ainsi dire suivi ma plume – sur un clavier, bien entendu –, mais j’ai néanmoins décidé de mettre en évidence trois points. On ne parlera jamais assez des ravages de l’organisation ternaire de la pensée sur les psychismes étudiants.

Le numérique, un Nouveau Monde de la connaissance

Considérer le numérique comme un monde nouveau quand on baigne dedans, pour ainsi dire, depuis toujours n’est pas le moindre des paradoxes. Issu d’une génération charnière, pour qui l’accès à l’informatique dès l’enfance, s’il était courant, n’était pas automatique, j’ai pu profiter d’un ordinateur à la maison dès 1995 – j’avais sept ans – et d’internet dès 1999 ou 2000 – faites le calcul. Ajoutez à cela les encyclopédies Encarta et autres Cdroms pédagogiques, et il n’aurait en rien été déplacé pour moi de considérer les ressources numériques comme un mode de connaissance « naturel ». Il n’en est rien.

S’ils sont antérieurs à notre séminaire,  ma connaissance et mon intérêt pour la diffusion des savoirs en ligne et pour les évolutions qu’elle implique sont tout récents. Sans trop exagérer, je pense pouvoir dire que j’ai découvert Wikipédia et consorts le jour où on m’a interdit de les utiliser, c’est-à-dire lors de mon TPE en classe de première. Amoureux de dictionnaires, d’encyclopédies, de livres, je n’ai commencé à utiliser internet comme moyen de connaître que lorsque le temps est venu à manquer, dans mes années d’hypo et de khâgne. J’ai alors découvert un monde nouveau, un nouveau mode de connaissance que j’ose appeler un Nouveau Monde de la connaissance – on me pardonnera cette analogie usée.
Si je parle de Nouveau Monde, c’est avant tout parce que le web reste en grande partie comparable à un territoire vierge, sauvage et inexploré, à un nouveau Far West du savoir dont la frontière occidentale recule jour après jour. Deux points – je m’extrais ici du ternaire – m’apparaissent comme les épicentres de ce bouleversement qui m’a converti au numérique. Le premier, c’est Wikipédia. Le remaniement permanent des articles, effet d’une définition du « libre » dont j’ai déjà parlé, remet en cause toute permanence du savoir et, plus perturbant à mon goût, toute légitimité scientifique de l’auteur. Une seule fois, j’ai modifié un article, pour corriger une erreur grossière. Le lendemain, ma modification avait été supprimée.
Le second, c’est Facebook, devenu en quelques années une sorte d’ « agora 2.0 » – c’est d’ailleurs le titre d’une émission de LCP sur le net et la politique – où tous les sujets sont débattus, souvent avec une grande agressivité due à la distance des interlocuteurs et dans certains cas à l’anonymat.

Or ces deux exemples, et surtout le premier, mettent en évidence des caractéristiques essentielles de ce nouveau mode de connaissance : son omniprésence et son ouverture à un très large public, les deux étant liés.
Je parle d’omniprésence, et le terme est loin d’être trop fort. Wikipédia a tué le Quid, et les bons vieux dictionnaires encyclopédiques qui ornent les étagères de ma chambre de lycéen sont voués à disparaître aussi. Lorsque, le samedi après-midi, des hordes d’élèves du secondaire déferlent sur la Bibliothèque municipale de Lyon, rares sont ceux qui s’intéressent au contenu des étagères – des « livres ». Ils s’installent, branchent leur ordinateur, se connectent au réseau wifi, et n’ouvrent pas le moindre volume. Lorsque la jeune génération cherche une information, elle se tourne vers internet.
Cette transformation s’accompagne d’une ouverture progressive à un très large public. L’accès à internet est de plus en plus facile et ceux qui en disposent sont libres de naviguer dans un réservoir virtuellement infini de connaissances. Dans le cas de la culture historique, on note une différence importante avec l’ère précédente. Avant la généralisation d’internet, deux possibilités principales existent : la télévision, qui livre à domicile mais sans choix du menu, et la bibliothèque – je désigne ici tous les accès au livre, en incluant, même si cela peut être abusif, la librairie et la vente par correspondance ou à domicile d’encyclopédies –, qui nécessite un déplacement vers un lieu chargé d’une symbolique potentiellement intimidante. Avec internet, la distance physique est abolie, de même que les considérations de capital social et culturel. Il est plus facile d’aller vers la connaissance ; encore faut-il en avoir envie.

Une pratique de l’histoire renouvelée

Si je devais dégager un point commun entre Wikipédia et Facebook, les deux exemples sur lesquels j’ai insisté, je choisirais sans doute l’accent qu’ils mettent sur la communication et la collaboration de différents acteurs en ligne. C’est en effet dans ma manière de communiquer que la révolution a été la plus brutale, entrainant peu à peu ma pratique d’historien dans son sillage.

Jusqu’à l’an dernier, je lançais régulièrement des idées liées à mes travaux sur les réseaux sociaux pour en discuter avec mes contacts historiens et profiter dans certains cas des lumières d’amis étudiant dans d’autres disciplines. Cette année, je suis passé à l’étape suivante.
Je suis pour ainsi dire devenu une sorte de « geek de l’histoire », à la fois par mon activité de blogueur et par mon obsession permanente de la recherche de ressources en ligne. En effet, je pense pouvoir dire que je me suis totalement approprié l’outil du blog proposé lors du séminaire. A tel point que j’en ai ouvert un second, consacré à l’histoire lyonnaise. Une fois de plus, je connaissais l’outil. Il y a quelques années, j’ai tenté une vague expérience de blog consacré au heavy metal et aux débats internes à ce microcosme musical. Un échec total : des milliers de blogs sur le même sujet existaient et étaient bien meilleurs. En revanche, en tant qu’historien, et même si je ne suis pas – pas encore ? – professeur, j’ai été sensible à l’appel de Dan Cohen. Mon blog, à mon humble niveau, me semblait à la fois potentiellement utile à d’autres historiens – c’est d’ailleurs le but poursuivi par Digital Lugdunum – et capable de m’offrir une plateforme d’expression et de débat bien plus efficace que de simples idées jetées sur les réseaux sociaux. Soudain, je disposais d’un puissant outil de communication historique.
Ce tournant dans ma manière d’envisager la transmission des idées en histoire s’est accompagné d’un renforcement de mon obsession pour la recherche de ressources en ligne. Ce qui était au départ une nécessité – je n’avais pas de temps pour aller à la bibliothèque – est devenu un automatisme à partir du moment où j’ai pris du recul. M’interroger sur la présence en ligne de sources et de littérature historique m’a conduit à me préoccuper, à chaque fois qu’une ressource m’intéresse, de sa disponibilité ou non en ligne, même si l’ouvrage en question est disponible à la bibliothèque voisine et que je choisirai finalement de l’emprunter pour des raisons pratiques.

Si j’ai vécu cette nouvelle approche de la communication et de la recherche de matériau historique en ligne comme une révolution, les nouveaux outils me sont plus apparus comme une évolution naturelle.
J’utilisais déjà l’informatique pour prendre des notes, classer mes archives, trier des données, etc. Je suis maintenant passé à l’étape suivante sur le chemin du tout numérique, puisque j’imprime beaucoup moins et j’utilise des outils en ligne comme Zotero ou Diigo. Ma pratique dans ce domaine est cependant encore intermédiaire. Si je pense avoir dépassé l’étape de l’histoire numérique qui consiste à simplement utiliser de nouveaux moyens pour une même fin, certaines barrières technologiques et financières m’empêchent encore de franchir le pas. Alors que je pratique le mind-mapping sur papier depuis longtemps, sa version numérique m’a semblé trop nouvelle, trop éloignée de ce que je connaissais en termes d’ergonomie pour l’adopter.
En revanche, si je n’ai pas encore achevé mon passage à une pratique totalement numérique – dans la mesure du possible, étant donné que mes sources ne seront probablement jamais numérisées –, j’ai sans aucun doute entamé le chemin vers une histoire numérique comme nouvelle approche de l’histoire, ou à tout le moins comme pratique ouvrant de nouveaux horizons à l’historien.

De nouveaux horizons : l’histoire numérique comme front pionnier

Plus que les questions d’outils et de la manière dont ils influencent la pratique de la recherche, je voudrais revenir ici sur les conséquences de l’entrée dans l’ère du numérique sur l’écriture de l’histoire.
Nous l’avons dit, on trouve en ligne une multiplicité de ressources historiques. Concernant les travaux d’historiens, la plupart sont cependant de simples copies numériques d’articles parus dans des revues sur papier. Or plus que l’accès facilité à des ressources existantes, l’utilisation des NTIC offre l’opportunité de repenser notre manière d’écrire afin de l’adapter à ce nouveau support. On a ainsi vu se développer, aux Etats-Unis surtout, des projets d’histoire numérique tels que The Valley of the Shadow ou le Texas Slavery Project. Ces projets tentent de rassembler sur un même site internet l’intégralité des sources et de la littérature disponibles autour d’un sujet restreint dans une période de temps donnée. Ce matériau peut être traité – graphes, cartes de synthèse – et analysé – articles, ouvrages – ou non. Cette histoire « en kit », qui permet de traiter un nombre limité de sujets voisins, est une forme nouvelle d’écriture qui, si elle me semble intéressante comme ressource pédagogique ou historique, ne répond pas cependant à mes attentes d’historien en termes d’analyse. Le parti-pris de mettre en avant les sources nous prive d’un discours historique construit sur le sujet.
Si le numérique permet, ces sites le montrent, d’intégrer à une présentation de nombreuses sources et des contenus variés – images, vidéos, cartes interactives –, de lier chaque référence avec une version en ligne, ces contenus doivent à mon sens être reliés à un discours construit. Ce qui implique de repenser quelque peu notre approche de la production de ce discours.

La première option que je voudrais aborder soumet totalement les sources à l’analyse, et n’est en fait qu’une transcription en ligne de l’écriture traditionnelle de l’histoire.
 Les sources – qui peuvent être, c’est là la magie d’internet, aussi bien des textes que des images, des sons, des cartes interactives, etc. – donnent de la profondeur au propos. Ainsi, lorsqu’une source importante est citée, un lien hypertexte permet au lecteur d’accéder à une version numérique. Si cette méthode ne révolutionne en rien l’écriture de l’histoire, elle permet au lecteur d’accéder directement aux sources, et implique un travail de l’historien sur le choix du matériau à relier au texte.
La seconde option est bien plus novatrice, puisqu’elle remet en question la notion même d’une narration et d’un développement structuré sur l’ensemble du sujet. C’est ce que j’ai appelé une « écriture en réseau ». Les idées, les angles d’approche, les thèmes, qui engendrent traditionnellement des parties ou des sous-parties, sont ici représentés par des points de taille variable en fonction de leur importance. Ces points sont reliés au sujet principal et entre eux par un réseau de liens. Ces points peuvent être tout à la fois des textes d’analyse, reprenant ainsi leur rôle de sous-parties, des sources, des références bibliographiques – extraits ou textes intégraux –, des notices sur une personne, un lieu ou un événement particulier, etc. Dans ce contexte, rien n’interdit de faire en permanence évoluer son travail, en ajoutant ou en modifiant des points, des liens. On peut aussi imaginer que différents travaux soient reliés au sein d’un même réseau. De plus, dans une logique de travail collaboratif, on peut imaginer que les lecteurs soient invités à proposer des ajouts ou des modifications, la décision restant cependant entre les mains de l’auteur.
Une telle œuvre, totalement déstructurée – et donc difficilement lisible dans son ensemble – et par essence inachevée – des mises à jour peuvent sans cesse être apportées –, a donc plus vocation à devenir un complément de l’article ou du livre traditionnel qu’à le remplacer. Elle ouvre cependant des possibilités quasi infinies.

Conclusion : L’historien (numérique ?) que je veux être en ce jeudi 3 février 2011
Avertissement : Une première version de cette conclusion est présentée dans mon précédent article, tiré de ma préparation de ce bilan. N’oublions pas qu’il faut toujours commencer par la fin.

Il y a quelques mois, je me serais sans doute défini comme un historien du politique « militant », au sens où j’entends bien persister dans mon analyse des représentations politiques lyonnaises et remettre au centre de la réflexion dans ce domaine le « grand homme », ce qui, me semble-t-il, est loin d’être admis par la majorité des historiens français.

Aujourd’hui, mon intérêt pour le numérique ajoute une autre dimension à ma perception de moi-même en tant qu’historien. Outre l’utilisation des outils et de nouvelles méthodes, l’approche de la digital history a réveillé et renforcé mon intérêt pour la transmission du savoir. A tel point qu’aujourd’hui, je ne conçois plus la pratique de l’histoire sans transmission, sans enseignement, et donc sans vulgarisation. Car celle-ci n’a rien de vulgaire au sens où on l’entend aujourd’hui – le Trésor de la langue française la définit comme le « fait de diffuser dans le grand public des connaissances, des idées, des produits », sans nécessairement affaiblir son propos. A une époque où le grand public se passionne pour l’histoire, comme le prouve le succès des documentaires historiques à la télévision, transmettre – et vulgariser – est sans doute le devoir le plus noble et le plus absolu de l’historien, et ceci tout simplement pour que la pratique de l’histoire ne soit pas vaine.
           
Cette idée m’amène à évoquer la question de l’adaptation du discours de l’historien au public visé.
J’ai cité à plusieurs reprises, sur mon blog, les paroles d’Edouard Herriot – objet de mes recherches avec lequel mon empathie grandit de jour en jour – pour qui « il ne faut jamais abaisser son enseignement si l’on parle devant le peuple »[1]. A mon sens, il n’est ni nécessaire ni souhaitable de simplifier son propos lorsqu’on s’adresse à un public large. Eviter d’utiliser un langage trop technique et s’exprimer clairement doivent suffire à rendre accessible au plus grand nombre le discours historique et scientifique en général. En outre, le numérique offre dans ce domaine des possibilités intéressantes, rien n’empêchant de renvoyer à des pages explicatives lorsqu’on utilise des concepts difficiles. Il faut toutefois noter que cet usage de l’hypertexte implique d’accepter qu’un article puisse ne pas être lu intégralement.
Pour minimiser ce risque, la meilleure solution me semble être la publication de textes courts, ce qui n’est cependant pas une obligation absolue, certaines idées nécessitant un développement plus long. Dès lors, la maîtrise des procédés narratifs est essentielle au vulgarisateur. Si, en définitive, le pur chercheur, si tant est que cette espèce existe, peut – doit ? – se dispenser de faire du style, le « professeur » - ce terme me semble plus élégant que « vulgarisateur » – se doit d’écrire bien, de savoir capter l’attention de son public. C’est ce que je tente parfois de faire en proposant des articles écrits sur un ton plus humoristique.
Il est ainsi courant que les documentaristes demandent à des acteurs de devenir narrateurs – on peut citer Mathieu Kassovitz pour Apocalypse, série documentaire à succès sur la Seconde Guerre mondiale diffusée sur France 2 en 2009 –, leur art du langage et du discours permettant de maintenir l’attention du public en éveil.
            C’est cette idée, cet idéal d’un discours historique de bon niveau accessible au plus grand nombre que je désire mettre en œuvre par mon activité de blogueur – notamment sur Digital Lugdunum –, par l’écriture de mes travaux de recherche et par mon – probablement – futur métier d’enseignant, et ce quel que soit le niveau auquel j’enseignerai.



[1]  Edouard HERRIOT,  Jadis, Tome I, Paris, Flammarion, 1938, p. 139-140

2 commentaires:

  1. C'est une excellente et vigoureuse réflexion. L'enthousiasme est indéniable -- je m'en réjouis -- mais plus encore une appropriation critique des outils et des enjeux du numérique, qui débouche sur une mise en pratique engagée. Ce bilan confirme les qualités du travail fourni tout au long du séminaire.

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  2. juste un détail : il n'y a pas que les jeunes générations qui puisent maintenant leurs informations sur Internet .....
    Ta grand'mère ...

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