lundi 10 janvier 2011

Billet introductif pour la séance du 11 janvier : Open source, Open content, E-publication

Avertissement : faute de temps, de place, et aussi de compétence dans ce domaine, je n'ai pas traité la question de l'utilisation des logiciels libres par les historiens.


Pour cette séance portant sur les questions liées au copyright, au logiciel libre et autre propriété intellectuelle sur le net, il m’a semblé nécessaire de distinguer deux aspects qui, s’ils sont intimement liés, méritent à mon avis d’être traités séparément, au moins dans un premier temps. D’une part, l’historien numérique est confronté à la question de la propriété intellectuelle lorsqu’il utilise des travaux disponibles en ligne, ce qui pose aussi le problème de la mise à disposition des travaux encore sous copyright. D’autre part, l’historien se heurte, en tant qu’auteur, à des problèmes particulier : comment adapter la notion de propriété intellectuelle telle qu’on la conçoit habituellement pour les publications numériques ? Lorsqu’on fait le choix du « libre », quelles sont les conséquences sur le travail de l’historien ?

Copyright et accès aux travaux en ligne

Dans un premier temps, il convient de considérer le problème de l’utilisation de travaux protégés par un copyright. Comme l’expliquent bien Cohen et Rosenzweig, le problème est bien antérieur à la naissance de l’histoire numérique. Les deux auteurs citent ainsi le cas Folsom v. Marsh, en 1841, qui voit un biographe de Georges Washington être accusé de plagiat pour avoir recopié des lettres du premier Président des Etats-Unis dans une édition publiée quelques années plus tôt[1].
A l’ère d’internet et de la numérisation massive, notamment par Google, la question est d’autant plus sensible que d’une part, le copyright limite l’accès à de nombreux ouvrages de Google books et, d’autre part, l’utilisation qu’on peut faire de certaines publications en ligne est floue. Ainsi, la révolution que constitue cette numérisation est largement tempérée par l’impossibilité pour l’historien d’accéder à des travaux récents (« If Google's digitization plans succeed, that free archive will get dramatically larger, but the latest historical scholarship will still be absent »[2]).
Au-delà de cette question « pratique » de la disponibilité en ligne de travaux protégés, le problème se pose de l’utilisation des contenus sous copyright. Cohen et Rosenzweig notent ainsi que l’utilisation du numérique multiplie l’utilisation de documents photo ou vidéo notamment, pour lesquels il est nécessaire de demander des autorisations. Et dans le cas des textes, il faut garder à l’esprit qu’un auteur ou un éditeur peut très facilement, grâce à un simple moteur de recherches, repérer les plagiats. Ainsi, si distribuer en cours un texte sous copyright est sans risque, le publier en ligne sur la page du cours est bien plus dangereux («  Photocopying Allen Ginsberg’s 1956 poem “Howl” and giving it to your students may violate the rights of the Allen Ginsberg Trust. But an attorney from the trust is unlikely to be sitting in your classroom. Post the poem on your course website and that attorney can find the violation in two seconds »[3]).

Publier en ligne : vers un nouveau modèle économique

Poser la question de la manière dont l’historien numérique peut utiliser les travaux d’autrui nous conduit tout naturellement à la question inverse : comment l’historien peut-il protéger ses travaux en ligne, et doit-il seulement le faire ?

On le sait, la publication de livres est une source de revenus pour certains historiens, et la vente de copies est essentielle à la survie des revues et des éditeurs. Cependant, comme le note Paul Graham, les éditeurs vendent plus un support qu’un contenu, et la part du travail de l’auteur est très faible dans le prix d’un ouvrage ou d’une revue (« Economically, the print media are in the business of marking up paper. »[4]).
Or la mise en ligne annule pour ainsi dire le coût du medium de publication, et il est donc absurde de vouloir vendre des contenus en ligne. D’autant que la mise en place et le maintien de portails payants coutent plus qu’ils ne rapportent, et que les internautes ne sont pas prêts à payer pour des contenus en ligne dont ils peuvent trouver un équivalent gratuit, même de moindre qualité, par exemple sur Wikipédia. Ainsi, comme l’explique Roy Rosenzweig[5], le succès de Wikipédia face à des sites plus fiables et de meilleure qualité comme l’American National Biography Online est « [la] démonstration que les gens sont avides d’informations gratuites et accessibles » (« [the] demonstration that people are eager for free and accessible information resources »). Ce qui ne va pas sans poser d’importants problèmes.

En effet, l’incompatibilité entre la tendance d’internet à favoriser la gratuité et le mode publication et de production actuel de l’histoire aboutit à une faible présence en ligne des professionnels de l’histoire, et souvent à une faible efficacité de leur présence. Comme l’explique une fois de plus Roy Rosenzweig, lorsque les publications en ligne existent, elles sont ainsi souvent payantes, de JSTOR à l’American National Biography Online. Et lorsque des ressources sont disponibles gratuitement, et l’historien fait ici plus particulièrement référence à Wikipédia, les professionnels de l’histoire tendent à critiquer leur amateurisme et leur manque de rigueur scientifique. Sur cette question, la conclusion de Rosenzweig est sans appel : il est du devoir de l’historien de participer à l’amélioration des contenus disponibles gratuitement en ligne, et donc de dynamiter le tabou de la gratuité :
« If historians believe that what is available free on the Web is low quality, then we have a responsibility to make better information sources available online […].Why is [the National American Biography Online] available only to libraries that often pay thousands of dollars per year rather than to everyone on the Web as Wikipedia is? »[6]
Le problème demeure cependant complexe car, comme le note Dan Cohen, l’accès gratuit ne se met pour l’instant en place que là où d’autres formes de rentabilité sont possibles[7]. Or le rentabilité est souvent un mur auquel se heurtent les sciences humaines.
           
Le « libre », un concept inadapté à la rigueur scientifique

            Le second aspect du problème est donc, nous l’avons dit, la définition du « libre » sur internet. Supposons que nous acceptions l’appel de Roy Rosenzweig à agir pour améliorer les contenus historiques disponibles en ligne. Wikipédia étant dans ce domaine un leader incontesté, qu’implique, pour l’historien, de collaborer à l’encyclopédie en ligne ? La réponse est simple : l’acceptation des normes qui régissent Wikipédia : celles des « travaux culturel libres » (free cultural works, la question de la différence entre libre et gratuit ne se posant pas avec la traduction française, puisqu’on parle rarement de « bière libre ») tels que définis dans la Free Software Definition du projet GNU.
            Or l’acceptation de telles normes par l’historien ne va pas de soi. Si elle n’implique pas la gratuité, évitant en cela le débat soulevé précédemment sur la rentabilité, la définition du travail culture libre pose en effet comme principe fondamental la liberté de modifier les travaux mis en ligne, et de diffuser ces versions modifiées, même s’il doit être possible de retrouver la version originale. Or ces deux principes semblent en opposition totale avec les valeurs de l’historien. Dans le « libre », et Wikipédia en est certainement le meilleur exemple, la légitimité scientifique n’existe pas. N’importe quel lecteur est ainsi libre non seulement de contester un article écrit par un professionnel de l’histoire, mais aussi de le modifier, de le corriger (!). Si ce système permet un travail collaboratif efficace en termes de neutralité des articles, l’idée selon laquelle tous les avis se valent et doivent être placés sur un pied d’égalité n’a pas sa place dans le discours scientifique et historien. Face à ce problème fondamental, Rosenzweig[8] tente ainsi de trouver des solutions pour que l’apport des historiens professionnels à l’histoire en ligne ne soit pas vain.
            Si elle ne résout pas la question de l’investissement des historiens pour une vulgarisation de qualité dans un projet comme Wikipédia, la création de normes moins radicales que celles du « libre » selon GNU permet la publication en adéquation avec les principes scientifiques. Ainsi, la licence Creative Commons permet une utilisation et une diffusion libre, mais protège l’intégrité du travail (« The Creative Commons license allows copying and redistribution, but also allows the content creator a set of options with respect to attribution, commercial use, and modification of the work. »[9]). Notons en outre que, sans démarche particulière de la part de l’auteur, les travaux publiés en ligne sont régis par le copyright classique, ce qui, à défaut de permettre la libre diffusion des savoirs, a le mérite de protéger le contenu, l’historien étant libre, s’il ne passe pas par l’intermédiaire d’un éditeur, de laisser les internautes utiliser librement son travail.

Une opportunité

            Ainsi, l’appel de Cohen, de Rosenzweig et d’autres à une plus grande implication des historiens en ligne – que ce soit pour publier, tenir des blogs, améliorer les contenus disponibles en ligne, etc. – peut et doit être suivi d’effets. Sans revenir sur les avantages du numérique en termes d’outils, internet est une formidable opportunité de transmettre du savoir. Que ce soit en publiant des travaux régis par les règles traditionnels du copyright ou par les règles plus souples, la toile permet de diffuser gratuitement les savoirs, sans soumission à un modèle économique. En outre, la participation à l’élaboration de travaux culturels libres, si elle implique de nombreuses concessions, peut permettre l’émergence en ligne d’une vulgarisation de qualité gratuite et accessible à tous.
Je conclurai donc en apportant mon soutien inconditionnel à ces appels en défendant avec Dan Cohen l’idéalisme contre le pragmatisme.


[1] Dan COHEN and Roy ROSENZWEIG, Chap. 7 "Owning the Past", Digital History, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2005
[2] Roy ROSENZWEIG, "Should Historical Scholarship Be Free?", AHA Perspectives (Avril 2005)
[3] Dan COHEN and Roy ROSENZWEIG, Chap. 7 "Owning the Past", Digital History, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2005
[4] Paul GRAHAM, "Post-Medium Publishing," (Septembre 2009)
[5] Roy ROSENZWEIG, "Can History be Open Source? Wikipedia and the Future of the Past," Journal of American History 93, no. 1 (Jun 2006): 117-146.
[6] Ibid.
[7] Dan COHEN, "Idealism and Pragmatism in the Free Culture Movement," Dan Cohen's Digital Humanities Blog (12 May 2009)
[8] Roy ROSENZWEIG, "Can History be Open Source? Wikipedia and the Future of the Past," Journal of American History 93, no. 1 (Jun 2006): 117-146.
[9] John M. UNSWORTH, "The Next Wave: Liberation Technology," Chronicle of Higher Education 50, no. 21 (30 Jan 2004)

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