lundi 3 janvier 2011

La politique au coin des rues lyonnaises de 1870 à 1914, par Jacques Prevosto


Note : Un plan interactif de Lyon est disponible sur http://www.carto.lyon.fr/plan/. N'hésitez pas à l'utiliser !

            Depuis la Révolution française au moins, toponymie et politique sont étroitement liées. A Lyon en septembre 1870 après la défaite de Sedan, la grande artère percée dans la presqu’île en 1854 perdit son nom de rue Impériale pour devenir la rue de Lyon : cette dénomination suffisamment neutre ménageait un avenir institutionnel encore bien incertain. En 1879, la démission de Mac Mahon et l’élection de Grévy à la présidence de la République attestèrent que les républicains avaient désormais partie gagnée, au terme d’un long combat où le conseil municipal de Lyon avait tenu toute sa place : la rue de Lyon devint alors rue de la République. Cette même année, à la demande du conseil municipal, le préfet installa une commission chargée d’étudier une révision d’ensemble des noms des           rues lyonnaises. Son rapport, déposé en 1884, servit de base aux travaux d’une deuxième commission, créée en 1888. Enfin, le conseil municipal élu en 1904 chargea une troisième commission de reprendre le dossier : le rapport confié au radical Laurent Chat fut présenté au conseil en juin 1907. Les travaux de ces trois organismes fournissent ainsi les éléments précieux pour une étude de toponymie républicaine et lyonnaise que je voudrais esquisser ici.

            D’une commission à l’autre le nombre des propositions de modifications de noms s’accroît très sensiblement : il n’est que de trente-trois dans le rapport de la première commission, alors que Laurent Chat, qui, du passé (d’un certain passé) entend faire table rase, atteint le chiffre de cent soixante-huit. Dans quelques cas la demande de modification s’explique par le souci d’éviter les doublons ou les confusions : celle qu’introduit l’érection de la statue de la République sur la place (Lazare) Carnot a persisté longtemps, au moins jusqu’à ce que le monument dédié à (Sadi) Carnot ait disparu de la place de la République. Dans un petit nombre de cas également la proposition de modification relève des exigences de la bienséance bourgeoise du XIX° siècle, que les républicains lyonnais assument totalement : les rues Bourdy [1] et Vide Bourse [2] dans le cinquième arrondissement, n’échappent pas à la proscription par Laurent Chat de toute « appellation triviale ».

            La grande majorité des demandes de modifications, toutefois, relèvent très explicitement du combat politique. Les noms qui rappellent l’Ancien Régime sont frappés d’ostracisme : la rue de Bourbon, condamnée par la première commission, devint la rue Victor Hugo en 1885. En 1907, le rapport Chat proscrivait, entre autres, les rues Dauphine et Royale  (1° arrondissement, actuellement rues Roger Violi  et, toujours, Royale) de même que la rue François Dauphin  dans le 2° arrondissement. Ceux qui pendant la Révolution n’avaient pas su faire le bon choix, jacobin, sont également visés, que ce soit Imbert Colomès, le prévôt des marchands en 1788 ou Précy, qui commandait la défense de la ville lors du siège de 1793.  De Condé à Enghien, la Restauration restait trop présente dans les rues du deuxième arrondissement au gré du rapport Chat qui concluait à la suppression de ces références.

            Dès le premier rapport, la lutte anticléricale rend compte des deux tiers des demandes de modifications, comme celles qui frappent les rues Saint-François de Sales, Saint-Louis  (aujourd’hui rue Charles Montcharmont ) et Sainte-Colombe (rue Joannès Drevet ), dans le deuxième arrondissement. Dans ce même arrondissement, la commission de 1888 ajoute la rue Saint-Joseph, la rue Saint-Dominique  (aux relents inquisitoriaux) et la rue Sainte-Hélène. Laurent Chat n’a plus à se préoccuper des deux premières puisque, en 1902, Saint Joseph a cédé la place à Auguste Comte et Saint Dominique à Emile Zola (dans la semaine qui a suivi la mort de l’écrivain). En revanche, il propose que la rue Sainte-Hélène devienne une rue Jules Ferry , avec ce commentaire : « Nous avons réservé le nom de l’illustre homme d’Etat de la Troisième République pour cette rue où se trouve toujours, pour combien de temps encore hélas, un établissement de Jésuites ». Cent vingt autres rues sont visées dans ce rapport en raison de leurs dénominations religieuses, y compris la rue de la Charité  et la place de Fourvière, qui aurait dû (re)devenir place du Forum.

            Aux nouvelles dénominations proposées pour les rues dont les noms, comme le disait Chat, étaient  «offensants ou odieux », les commissions joignaient des propositions pour des rues nouvellement ouvertes et seulement encore désignées par une lettre de l’alphabet. La première commission suggérait ainsi soixante-neuf noms nouveaux, la deuxième quatre-vingt-sept et le rapport Chat en contenait, lui, deux cent quarante-deux. La moitié de ces propositions renvoyait à l’histoire lyonnaise, aux hommes qui « ont honoré la petite Patrie ». L’autre moitié comprenait les « hommes qui ont honoré l’Humanité et la Nation ». Dans l’ensemble, les hommes politiques sont les plus nombreux, mais à égalité avec les artistes et écrivains (un tiers des propositions pour chacun de ces deux groupes). Viennent ensuite des personnages qui se sont illustrés dans le domaine des sciences et des techniques ( 16% du total). La place faite à l’Armée et à l’Empire colonial est plus modeste, 7,7% des propositions du rapport Chat : nous sommes bien au lendemain de l’Affaire Dreyfus où le nationalisme n’est plus une composante dominante de l’esprit républicain mais, il faut le souligner, n’a pas disparu.

            Une classification des propositions par grandes époques historiques est particulièrement éclairante. Le rapport Chat fait sa place à Lugdunum : 10% des propositions renvoient à l’Antiquité. Le pont du Midi, côté Rhône, (actuel pont Gallieni), aurait dû devenir le pont des Allobroges  et, côté Saône, (le pont Kitchener ), pont des Ségusiaves. Mais c’est surtout le cinquième arrondissement qui est appelé à conserver le souvenir de l’Antiquité, avec une montée des Viennois, une rue des Romains, une place du Temple des Lares, sans oublier la rue Sidoine-Apollinaire  (dont le nom est effectivement donné au chemin de Saint-Just à Saint-Simon en 1927). Par contre, le Moyen Age disparaît presque totalement comme il convient pour une période plongée dans « les ténèbres de l’obscurantisme » : seul, ou presque, Pierre Valdo peut être honoré (dans le cinquième arrondissement ) et ainsi avec lui, tous les Vaudois, «précurseurs de la doctrine du libre examen » , frappés par Philippe Auguste puis François I°.

            Les victimes du  «fanatisme » fournissent une importante cohorte de noms du XVI° siècle, comme Michel Servet à qui une place est attribuée dès 1907 dans le premier arrondissement, ou Aneau, principal du collège de la Trinité, massacré sous les yeux de ses élèves en 1561, pour qui Laurent Chat prévoyait une rue dans ce même premier arrondissement et qui finit par en obtenir une dans le septième en 1930. La montée Saint-Barthélemy   aurait dû se transformer, elle, en une montée Coligny.  Mais les propositions de Laurent Chat chantent aussi la gloire du Lyon humaniste, avec ses poétesses (Clémence de Bourges, Pernette du Guillet et Louise Labé doivent faire escorte à Clément Marot dans le deuxième arrondissement), avec ses sculpteurs (Jean Perréal,qui décora l’église de Brou), ses imprimeurs (de Barthélemy Buyer à Sébastien Gryphe). Enfin, Turquet et Nariz, les deux piémontais qui introduisirent les premiers métiers à soie, doivent en être remerciés par une rue dans le premier arrondissement. Au final, les propositions se rapportant au XVI° siècle représentent 15% du total, avec, on l’a vu, une part importante pour l’histoire locale.

            La proportion est la même pour les XVII° et XVIII° siècles : les hommes des Lumières se taillent la part du lion (d’Alembert et Julie de Lespinasse dans le premier), aux côtés des savants (Galilée, Harvey, Lavoisier, mais aussi le lyonnais Christin qui, pour avoir eu le premier l’idée du thermomètre à mercure, mérite bien une rue dans le deuxième arrondissement). Comme les deux périodes précédentes, la période révolutionnaire fournit elle aussi 15% des propositions du rapport Chat mais, cette fois, les références à l’histoire locale sont peu nombreuses, dans la mesure où en 1793 le nom de Lyon ne s’est pas conjugué avec celui de la République une et indivisible : reste, à titre expiatoire, à honorer Chalier dans son premier arrondissement. Manifestement, pour les radicaux lyonnais, la Révolution est  « un bloc » puisque le rapport Chat prévoit, dans le troisième arrondissement, une rue Camille Desmoulins et une rue Robespierre, une rue de la Montagne  et une avenue des Girondins,  une rue Mirabeau  et une place Babeuf.

            Le XIX° siècle dispose de près de la moitié des propositions (43%). La République souffrante et militante est bien représentée tant au plan national ( Ledru-Rollin, Baudin, Barbès, Blanqui) qu’au plan local (Joseph Benoît, Greppo et autres quarante-huitards lyonnais). Les grands noms de la République triomphante, comme Jules Ferry ou Waldeck-Rousseau, sont également présents mais quelque peu éclipsés, peut-être, par la cohorte des notables de la république lyonnaise, de Gailleton à Krauss, en passant par le docteur Rebatel (beau-père d’Edouard Herriot, président du Conseil général), sans oublier Léon Delaroche qui «fit preuve d’une netteté de vues remarquable en décidant d’accentuer la ligne politique du Progrès sous le ministère Méline et engagea le journal lors de l’affaire Dreyfus dans la voie qui devait aboutir à l’éclatante revanche du droit et de la justice méconnus et violés ». De même, parmi les artistes contemporains, les lyonnais sont nettement privilégiés ( 70% des propositions) : Fleury Chenu, «peintre des effets de neige dont la réputation est universelle »  doit être célébré dans le deuxième arrondissement. Le monde médical (et républicain) lyonnais n’est pas oublié par Laurent Chat : aux côtés de Gailleton et Rebatel figurent les noms du docteur Fochier, qui obtint sa rue dans le deuxième arrondissement dès 1909, et du docteur Bonnefoy, qui l’attend toujours dans le troisième.

            Comme on vient encore de le voir, les propositions des commissions ne furent pas toutes avalisées par le Conseil municipal. Un peu moins de la moitié des modifications envisagées par la commission de 1879 ont été effectivement opérées, mais pour les propositions du rapport Chat la proportion tombe à 25%. De même, un tiers des noms proposés par la première ou la deuxième commission ont été donnés à des rues de Lyon, alors que ce n’est le cas que pour un cinquième des noms retenus par le rapport Chat. Si ce dernier a été finalement moins productif que les précédents, c’est, pour une part, en raison de son caractère radical, au sens étymologique du terme : dès sa présentation, des critiques se font entendre au sein du Conseil municipal, y compris parmi les socialistes qui se demandent si «nous avons le droit de rayer ainsi d’un trait de plume des pages d’histoire locale ». Avec une prudence toute radicale (au sens politique cette fois), Edouard Herriot rend hommage au travail réalisé mais annonce une application sage et mesurée des propositions. D’autre part, moins de dix ans après la présentation de ce rapport, d’autres commémorations s’annoncent : en 1915 la rue de la Belle Allemande, que Laurent Chat n’avait pas proscrite, devient la rue d’Ypres.  Avec l’Union sacrée s’esquisse ainsi le passage d’une symbolique à dominante politique à la symbolique à dominante unanimiste dont s’inspire encore aujourd’hui la dénomination de nos rues, mais ceci serait un autre sujet.



SOURCES
           
            Les rapports des trois commissions ont été édités et peuvent être consultés aux Archives municipales, ainsi que les appréciations, fort critiques, de l’historien Steyert sur le travail de la première commission.


ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

             - Louis Maynard, Rues de Lyon, première édition en 1922, réédité par Jean Honoré dans la collection  Classiques lyonnais  en 1980.

            - Maurice Vanario et Henri Hours, Les Rues de Lyon à travers les siècles, Editions lyonnaises d’Art et d’Histoire, 1990, réédité en 2010. Une somme en tous points remarquable.


[1] devenue rue Armand-Calliat en 1938 
[2]  avec son nom, cette rue a conservé un charme hors du temps 

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